Chasse au trésor au-delà des nuages. La quête de Sơn Quỷ Là

Article publié sur le compte Academia de l’ALDHHAA

Abstract

Aventure humaine et prouesse du génie civil, le chemin de fer du Yunnan-Fou, s’inscrit dans la politique des grands travaux de la France de la fin du XIXe. Entreprise de 1904-1910 l’édification de la ligne Haiphong-Kunming porte toutefois un lourd secret : celui d’une chasse au trésor à la découverte de l’Eldorado chinois. Puisant son fond dans le Livre des Merveilles de Marco Polo, la quête renforcée par une tradition orale va se construire peu à peu au grès des faits historiques liés à la conquête du Tonkin et à la guerre Franco Chinoise. Cette recherche de Sơn Quỷ Là qu’on peut également nommer Shangri-La, va se nourrir d’elle-même pendant près de 25 ans, pour finalement s’éteindre à la veille de la Révolution chinoise de 1911.

Témoin d’un temps ou le merveilleux côtoyait la source historique ; la justification de la conquête se doit avant tout de répondre à des critères de rentabilité. C’est uniquement à partir de 3 pièces de cuivre et d’un nom emblématique, que va être décidé l’étude de faisabilité de la construction du chemin de fer sans aucune étude de coûts arrêtée. Les richesses minières supposées du Yunnan et la perspective de débouchés devant faire le reste, maitre d’œuvre et financier (Cie des Chemins de Fer Indochinois et du Yunnan & Société Générale) se sont illusionnés à un point tel qu’ils ont finis par être manipulés par une Société Secrète chinoise la Ko Lau Hoe.

Sommaire

File d’ouvriers chinois sur le tronçon. Photo de Pierre Marbotte 1905 mené par leur Cai, l’ingénieur est au fond de la colonne et unique personnage habillé de blanc. Aucun des ouvriers ne possèdent de chaussures.

L’intervention française contre le royaume d’Annam (Viêtnam) en 1858, était en soit une conquête par défaut. Economiquement la Cochinchine[1] (Miền Nam 沔南) n’apportait rien à la France. L’expédition qui était à but punitif suite aux persécutions des missionnaires, n’avait aucune grandeur militaire dans sa réalisation. Pire encore le traité de 1862 n’apportait aucun acquis diplomatique. Géographiquement isolé de l’arc culturel vietnamien et ne disposant pas d’un port en eaux profondes son développement était vu comme couteux et rachitique.

L’expérience de la Seconde Guerre de l’opium (1858-1860) fit comprendre aux français que la constitution d’une ère d’influence via le control d’un fleuve majeur garantissait l’accès et la pacification d’un vaste territoire. Le Yunnan qui par sa diversité ethnique et linguistique n’était pas considéré comme une terre chinoise à part entière, présentait les caractéristiques d’une terrae occasio par excellence. Région méridionale et enclavée en situation insurrectionnelle quasi-permanente[2]

Cousin-Montauban chargeant à la bataille de Zhangjiawan, 18 Sept. 1860.

Le Yunnan pouvait jouer le rôle d’un simili protectorat français de cette dynastie Qing qui voyait son influence s’éteindre depuis la Révolte des Taiping. Dans l’imaginaire le Yunnan (souvent orthographié Yun-Nam[3]) éveillait curiosité et émerveillement. Déjà Marco Polo écrivait dans son Livre des Merveilles :

« Dans la province du Thian Nian[4], se trouve Sai-Gin-Ta-La, (…) il y a dans cette province une montagne où l’on trouve des mines d’acier et d’antimoine. »

Marco Polo : Le Livre des Merveilles – Le dévissement du Monde chapitre 47.
Hommes-chiens faisant du négoce. La vérité sortie de l’imaginaire de Polo. 

Tel Christophe Colomb qui avec Cipango et Cathay, entreprit son voyage à l’Ouest d’après le même auteur. La France du Second Empire se lança dans l’exploration du Tonkin et du Yunnan dans l’espoir de trouver une terre promise propice aux débouchés économiques et à la gloire. Avec comme unique information deux lignes issues d’une fable du moyen-âge où le narrateur (Marco Polo) se vante d’avoir fait du commerce avec des hommes sinocéphales et payés avec des diamants taillés.

La première expédition française au Yunnan fut celle de Jean Dupuis[5] en 1862, initiative personnelle avec des objectifs clairement marchand, elle se consacre à traiter avec les autorités locales uniquement dans ce but.

Pour autant les expéditions Delaporte[6] (1873), Dupuis (2) (1873) et Garnier, furent des plus complètes et des plus rigoureuses. Les études présentées couvrent l’ensemble des champs d’applications de la recherche en matière d’exploration en cette fin de XIXe : l’histoire, l’ethnographie, la philologie, l’anthropologie, la météorologie, la géologie, la géographie, l’exploitation minière et industrielle, la botanique. La fin tragique de Francis Garnier qui annonce celle d’Henri Rivière[7] face aux Pavillons Noirs dans des circonstances similaires et au même endroit à une décennie d’écart, posent les bases de notre récit.

Jean Dupuis                     Francis Garnier                       Henri Rivière 

La Conquête du Tonkin et les Pavillons Noirs.

La Chine du Sud de cette seconde moitié du XIXe était en proie permanente aux révoltes, la révolte des Taiping, puis celle des Hui, faillirent ébranler le pouvoir des Qing. Même si les mandchou parvinrent à mater les insurgés, il demeurait de nombreuses bandes de hors la loi identifiable à leurs bannières. Parmi celles, figurent, les Pavillons Vert, les Pavillons Jaunes, et les Pavillons Noirs.

La composition de ces Pavillons était des plus diverses, elle comprenait d’ancien Taiping, mais aussi des soldats déserteurs impériaux, des bandits de grands et petits chemins ainsi que des membres de sociétés secrètes. Les vice-rois du Yunnan et du Guanxi les avaient combattus puis les avaient repoussés dans les confins de l’Empire. Un accord avait toutefois été passé. Ils leur étaient interdit de retourner sur le sol chinois, mais étaient libres de continuer leur action, au Tonkin.

Forces mercenaires renégates elles jouaient le jeu des cours impériales de Huê et de Pékin, sans pour autant être affiliées à elles. Source de désordre les Pavillons servaient surtout d’excuse utile à quiconque voulait prospecter ou faire du commerce au Yunnan et au Tonkin.

Jeans Dupuis toujours dans les origines du Tonkin disait :

« J’ajoute que, si les richesses minérales du Yûn-nân n’ont pas encore été exploitées, même aujourd’hui, c’est uniquement pour des raisons politiques, dans lesquelles je n’ai pas à entrer ici, mais qui ne doivent plus rester longtemps un obstacle sérieux ».

Jean Dupuis, Les Origines de la question du Tonkin p.74.

La conquête du Tonkin et la guerre franco chinoise qui s’en suit 1883-1885, va nous apporter l’anecdote déclencheur. En 1885 est arrêté un officier de liaison des Pavillons Noirs, détenteur d’un pli sous enveloppe et de 3 pièces de cuivres. Le courrier indiquant un ordre de retraite, est très rapidement traduit et interprété. En revanche, les inscriptions sur l’enveloppe et les marques numismatiques semblent penser à un code d’un trésor terré dans une montagne du nom de Sơn Quỷ Là.

Le Capitaine Boyer[8]  après étude des pièces, conclut qu’il s’agit de répliques. L’état des pièces étant trop récent pour être des pièces du XIIIe. Il conclut qu’il ne faut prêter aucune attention ni association aux noms inscrits sur l’enveloppe Sơn Quỷ Là et A Gây Ta.

Charles Boyer, les 3 pièces de cuivres et la mystérieuse enveloppe.  

Les Richesses du Yunnan.

Les ressources minières du Yunnan riche en charbon, en houille, fer, cuivre et étain. La qualité des minerais permet la fabrication de biens à destinations domestiques et industrielles.

« Toutes les montagnes depuis Tong-tchouanfou jusqu’à Tan-tan, d’une superficie de 500 lis de long sur 300 de large, sont très riches en minerai de cuivre. »

Jean Dupuis, les Origines de la question du Tonkin p.77.

Son climat tempéré, et son relief permet une culture abondante de thé et de pavot. Terre également de refuge et de mystère, il colporte depuis les temps reculés des légendes sur ses montagnes.

La légende d’une montagne au trésor caché parmi la multitude des hauteurs du Yunnan est un élément récurrent. A la chute des Song une partie des biens impériaux fut probablement enterrer dans la vallée de Khembalung posant là l’histoire de l’ultime montagne. C’est sous le nom de Sai-Gin-Ta-La que Marco Polo reprendra cette légende. L’influence des bouddhismes birman et tibétain fit que le mythe de Shangri-La vint s’accoler.

Unique province chinoise dans l’ère d’influence française après le traité de Shimonoseki (1895), l’intérêt pour le Yunnan était dotant plus grand, est qu’il justifiait la conquête du Tonkin.

L’intérêt pour le Chemin de Fer.

Le traité du 9 juin 1885 qui mettait fin à la guerre entre la France et la Chine précisait dans l’article n°7 la création de voies de communication au Tonkin et en Chine, pour rendre plus fréquentes et plus sures les relations commerciales[9].

Dès Décembre 1885, on peut lire dans Le Figaro sous la plume de Paul Bonnetain. « A peine la conquête du Tonkin, on voit déjà la trame, le train représente le vecteur le plus idoine de la pacification et du commerce. » Les milieux d’affaire parisien ayant leur propre relai d’informateur. L’histoire de la capture de l’officier de liaison des Pavillons Noirs ainsi que l’idée de découvrir une montagne au trésor avait été colporté jusqu’à eux par un certain Jean Dupuis.

Paul Bonnetain  

Jean Léonce Fréderic Hély d’Oissel[10] homme d’influence et de réseaux voyait là une opportunité à saisir, quitte à la travailler un peu :

« Le Yunnan, il est vrai ravagé par les guerres civiles, habité par une population clairsemée, mal connu d’ailleurs, ne paraissait pas offrir matière à une intense activité économique ; mais on se plaisait à le considérer comme un grand corps endormi que le chemin de fer devait, pour ainsi dire, galvaniser. Un sous-sol riche, un climat tempéré et salubre suffiraient à justifier bien des sacrifices ».

La Compagnie du Chemin de fer du Yunnan p.9.
Le Baron Hély d’Oisel, l’Administrateur Présidents.   

En homme prudent le Baron d’Oissel, fit entreprendre en 1897 les missions d’études par le ministère des Affaires étrangères, c’est sous la direction de Messieurs Guillemoto (ingénieur en chef des ponts et chaussées) et Leclère (ingénieur des mines) que fut mener la reconnaissance préalable du chemin de fer, ainsi qu’une étude géologique et minière de la province.

La mission d’étude préalable du tracé débute à la mi-mai 1899, sous la direction conjointe des ingénieurs Blondelet et Arnaud[11] .   Dès le mois de Juin 1899, l’ensemble du réseau diplomatique Français du Sud de la Chine et du Tonkin, conforte le positionnement des Banques. Une réunion sous l’égide du Quai d’Orsay se tient dans les bureaux de l’Office National du Commerce Extérieur. L’officialisation s’opère à partir du 6 Juillet 1899 au ministère des Colonies où le Ministre Monsieur Decrais assisté de son Chef de Cabinet Monsieur Angoulvant déclare :

« Le chemin de fer est un instrument de conquête pacifique. »

Pour les intérêts français, le Tonkin ne devait pas être une colonie de fonctionnaires comme l’était la Cochinchine. Hors le Tonkin ne pouvait être rentable qu’avec le Yunnan et son chemin de fer.

Le paramètre de l’expansion Anglaise.

La conquête du Tonkin par les Français, avait forcé les Anglais à asseoir leur contrôle sur l’Irrawaddy puis à conquérir la totalité de la Birmanie. Faire du commerce fluvial vers le Yunnan et installer une voie ferrée reliant Hongkong et remontant par la suite jusqu’à Shanghai était le projet initial de Londres[12]. Mais devant les difficultés les Britanniques, plus pragmatiques l’abandonnèrent très rapidement. Le tronçon composé essentiellement de corniche était trop instable à l’emploi du rail. Pour autant la force de l’Angleterre est d’avoir laissé entendre à la France que son projet était toujours valable, et d’autant plus appuyé par la signature du traité du 20 Juin 1895 avec la Cour Impériale de Pékin qui garantissait une parité d’exploitation.

A contrario des français, les voyageurs et commerçants britanniques n’avaient jamais décrit ni considéré le Yunnan comme un Eldorado[13]. Plus avisées à manier des capitaux réels et non des promesses faites de monts dorées perdu dans les nuages, les Chambres de Commerce de l’Inde et du Sud Est Asiatique préférèrent la construction de lignes ferroviaire internes appuyés par des lignes maritimes, le tout unie sous la même union bancaire la HSBC. (Hongkong Shanghai Bank Corporation). La création de la Société des Chemins de Fer de l’Indochine et du Yunnan en 1901, et du consortium des banques menée par la Société Générale est une réponse dans l’urgence à l’attitude anglaise. La machine était lancée mais une entité extérieure vit en ce projet une opportunité de choix : la Ko Lau Hoe une société secrète chinoise.

Qu’est qu’une société secrète chinoise ?

Dans son ouvrage sur l’origine des sociétés secrètes chinoises, le Dr Jos Schauberg[14] s’amusait à dire qu’une organisation des trois œuvres (autrement dit une triade) était la rencontre hasardeuse mais néanmoins harmonique, d’une loge franc-maçonne, d’un cabinet de poésie et d’une taverne composée de bandits de grands chemins.

Les 3 harmonies.

A l’origine mouvement de résistance contre les mongols (XIIIe), les sociétés secrètes devait protéger et conserver l’usage des rites impériaux secrets des Song, dans l’espoir un jour de pouvoir reprendre le pouvoir après un mouvement de rébellion. Concentré dans le Fujian, ce mouvement pro-Song fut réprimé par les Ming.

Le renouveau des sociétés secrètes intervint avec l’arrivée de la dynastie mandchoue (milieu XVIIe). L’objectif de cette triade 2nd génération était similaire à celle d’autrefois contre les mongols, bouter les barbares.  Toutefois l’organisation y avait été forcement renforcée. Davantage enclin à l’hermétisme et la codification la Tiandihui天地會 (la Société du Ciel et de la Terre) que l’on définit comme la matrice des triades emprunte au bouddhisme et à l’hindouisme ainsi qu’au folklore de la Chine du Sud. S’étend établi principalement dans les 4 provinces méridionales de la Chine, Fujian, Canton, Guanxi et Yunnan elle bénéficie pour sa protection de la diversité des langues Minnan du Sud et des dialectes sino-tibétains du Yunnan.  

La Ko Lau Hoe, (la confrérie des vénérables frères) est la branche Yunnanaise de la Gelaohui 哥老會 (qui a la même signification). Après la révolte des Hui qui était soutenu par les groupes issus de la Tiandihui, la Ko Lau Hoe se retrouve être l’unique organisation d’influence dans la région. C’est avec elle que vont bientôt traiter ces barbares venus poser des rails sur les nuages.

Au Yunnan, un barbare, est celui qui ignore les noms des montagnes.

Nuages et monts

D’espoirs, d’illusions et de mésaventures. 

Divisé en 1 tronçon tonkinois d’Haiphong à Lao Cai de 385 km, et 1 tronçon chinois de Baiha à Kunming de 465 km. La construction commence par la partie vietnamienne en juillet 1901, la partie chinoise débutant en septembre 1904. La logistique est immense, l’ensemble des fournitures, rails, traverses, outils, et explosifs viennent de France par la mer et sont débarqués à Haiphong.

Dès septembre 1901, des sabotages ont lieu dans la province de Bắc Ninh (Tonkin), des pierres sont entreposées sur le passage de la voie, sont soupçonnés des travailleurs infiltrés qui venaient d’être renvoyés[15].

La difficulté première était d’avoir une main d’œuvre désireuse de travailler durement tout en étant éloignée de ses foyers. Les français avaient leurs propres réseaux de recruteurs mais ces derniers souvent peu scrupuleux gonflaient les effectifs. La Ko Lau Hoe qui était également implantée au Tonkin proposa à la Cie des Chemins de Fer de l’Indochine son aide. Un refus cinglant des administrateurs fut l’unique réponse.

Mal leur en pris car en Septembre 1903, la première mort « accidentelle » survient, on retrouve le corps sans vie de l’ingénieur Toucas dans la Nam Thi avec l’inscription de la Ko Lau Hoe dans son dos.  

En Mai 1904 devant les difficultés à recruter des ouvriers chinois et à l’insécurité de voir des infiltrés au sein de ces derniers, l’ingénieur en Chef Monsieur Fontaneilles privilégie à l’avenir d’employer des travailleurs annamites.

Septembre 1904 la lutte contre le paludisme et les consignes par le Médecin inspecteur Grall qui préconise un relèvement complet du contingent ouvrier tous les trois mois, fait que la Cie des Chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan après seulement 3 mois de travaux perd le contrôle de son calendrier et de sa sécurité. Dorénavant l’ensemble des filets d’ouvriers lui seront envoyé par la Ko Lau Hoe.

30 Octobre 1904[16] deux « sorciers », sous prétexte que l’eau est mauvaise ont fait amener des jarres d’alcool de patates douces et tiennent des discours anti-européens. Les deux individus sans doute des ivrognes ont échappés à la sureté le lendemain. Jusqu’à la mineur, les problèmes commencent avec « l’affaire Bedel[17] », conducteur d’une motrice Bedel avait dû stopper son train devant un « philosophe » chinois qui était en pleine contemplation des nuages, ne désirant bouger et se foutant royalement des remontrances du conducteur, Bedel avait infligé plusieurs gifles au « philosophe » pour lui entendre raison. Le philosophe mourra de ses blessures. Condamné à 1 an de prison avec sursis, Bedel sera assassiné par la Tiandihui avec l’inscription au-delà des nuages.

Ouvrier annamite sur le viaduc de la vallée de la Nam Thi.

29 Mai 1905, la disparition des 10 000. : dix milles ouvriers chinois qui avait déjà payé (100francs par tête nourriture comprise pour 3 mois) ont simplement disparus. 2 Juin 1905. Le tronçon Yến Bây – Lao Cai (Tonkin) est complètement arrêté pour cause de casino. La fièvre du jeu a pris le dessus sur celle du paludisme. Du coolie, au contremaitre européen, en passant par l’ingénieur Français, pour finir au Capitaine de la coloniale, tout le monde joue. La douane impuissante échange des coups de feu avec les militaires soucieux de continuer leur parti de 461. C’est finalement le Colonel Gallieni qui par une juste canonnade détruit le tripot. 2 millions de piastres se sont volatilisés dans l’action.

L’organisation du travail, devient totalement chaotique dès que le chemin de Fer atteint Mongtze, le calendrier n’est plus suivi. Les travaux sont soit trop lent, soit trop rapides. Le nombre d’ouvriers peut varier considérablement[18]. Ces hauts et bas dans l’organisation rend la logistique totalement aléatoire et imprévisible. Pour pallier au désordre qu’elle crée eux même la Ko Lau Hoe amène, nourriture, vêtements et main d’œuvre.

Devant ce chaos, la Société Générale passe un accord secret avec la Ko Lau Hoe. Désormais nuages et monts resteront à leur place. Nous sommes en décembre 1906, il y a déjà 18 mois de retard sur la feuille de route.

Et la quête dans tout ce fatras ?

Initialement mené en amont et de manière discrète, la quête de Sơn Quỷ Là n’a jamais été une aventure épique, ni une entreprise suivit au quotidien. Le peu d’indices concordant et les uniques éléments matériels (une enveloppe et 3 pièces de cuivres) ne permettait pas un axe de recherche réfléchi. En homme malin le Baron d’Oissel avait certes amené avec lui banquiers, entrepreneurs et politiques dans son train. Il était pourtant assez sage pour ne pas les mener en bateau tel un Don Loppe de Aguirre à la recherche d’Eldorado. Les tentatives de Leclère (1897) aboutirent seulement à deux propositions de modifications du tracé afin de permettre une meilleure exploitation et acheminement des ressources primaires et minières ultérieures.

L’action la plus audacieuse eu lors de l’ultime phase d’exploration avant adoption définitive du tronçon de septembre 1900 à mai 1901. Une équipe de 4 militaires commandé par le Lieutenant Charlet (l’adjudant Verdier, le sergent Velet et le soldat Luer) alla dynamiter moulte montagnes et monts. En dehors de faire grand bruit et d’énerver passablement les minorités de montagnards, nul trésor ni richesse ne fut rapporter.  La difficulté de trouver « la montagne » au pays des montagnes poussèrent les administrateurs de la Cie des Chemins de fer du Yunnan à enquêter sur place selon la progression de la voie. Damade surnommé « le royal Cantonier » qui était l’un des recruteurs occasionnels auprès de la Cie des Chemins de fer du Yunnan fut le personnage qui chercha le plus longtemps Sơn Quỷ Là ses nombreux déplacements dans l’arrière-pays pouvant se justifier avec son activité principale. Il ne découvrit rien et perdu son poste de fonctionnaire du Tonkin, pour revenu non déclaré et travail dissimulé.

La fin du voyage et les révélations.

L’achèvement du tronçon en Février 1910 et son inauguration le 1er Avril 1910, nous force à apporter certaines révélations. La quête comme nous l’avons vu précédemment avait été abandonnée dès la vallée de la Nam-Thi. Pour autant la « montagne et son trésor » ne furent jamais ôtés de l’opération, le Baron d’Oissel allant user de ce paramètre, en plein arbitrage financier (1906 et 1908) et dans le renforcement du consortium des banques (1905 et 1908). L’existence même ou non, du trésor ou de sa montagne n’avait aucune importance. La quête pour Jean Léonce Hély d’Oissel était de trouver des financements sans mettre les activités ni la responsabilité de la banque (Société Générale) en défaut.  La découverte du trésor aurait été utile uniquement sur le plan diplomatique avec certes une curiosité dans la presse. Généreuse et désintéressée la Cie des Chemins de Fer d’Indochine et du Yunnan aurait rendu à la Chine son ancestral trésor dans l’espoir d’avoir via son consortium de banques d’autres concessions à l’avenir. 

La Ko Lau Hoe avait certes su soutirer des frais de fonctionnement inattendus à la Compagnie des Chemins de fer du Yunnan, mais en bons hommes d’affaires, Shangti de triade de Mongtze et Baron banquier de Paris finirent par s’accorder et à fructifier leurs ensembles[19]. Les tronçons qui avaient été vendus à des entrepreneurs privés le plus souvent étrangers (Italiens) connurent des fins tragiques, ce qui permit par la suite à la Cie des Chemins de Fer du Yunnan de les racheter et d’en être l’exploitant propriétaire.

L’accord entre deux visionnaires. Les affaires sont les affaires.  

Le train du Yunnan aura donc bénéficier à l’ensemble des bailleurs et des autorités françaises et chinoises y étant associés. La voie ferrée peut être même considérée comme étant le catalyseur et le déclencheur de la Révolution Chinoise de 1911. La corruption de la classe dirigeante, elle-même noyautée par la Ko Lau Hoe, permirent à Tang Jiyao de devenir le premier seigneur de guerre du Yunnan et de déclencher le premier soulèvement.

Pourtant déficitaire jusqu’en 1911, la ligne du Yunnan fut bénéficiaire dès 1913 et excédentaire à partir de 1925. L’acheminement et la vente d’opium venant du Yunnan et la livraison d’armes aux seigneurs de guerre locaux permis des bénéfices plus importants que la vente de simples billets pour voyageurs.  L’ensemble des souscripteurs furent indemnisés avec retards et intérêts, il n’y eu pas de scandales financiers de type canal de Panama.

Quant à la montagne énigmatique, les français l’avaient elle-même construite bâtie, édifiée. Longtemps chimère insaisissable, Son Quy Là avait été traversée maintes fois. Avec près de 12 000 morts dans la vallée de la Nam-Thi, la montagne aux démons permanents portait bien son nom : Son Quy Là. Régnait au-dessus le corbeau de mauvais augure l’A Gây Ta.  Lancé tête-bêche dans cette aventure les deux inscriptions sur l’enveloppe du Pavillon Noir n’était qu’un code d’alerte, indiquant la teneur du message de repli de la missive.

Retour sur le mécanisme de la légende et analyse :

Le projet du chemin de cher, rendait caduque le projet de Dupuis qui était de faire du commerce par vapeur sur le Fleuve Rouge. Les connivences de Dupuis envers les cours impériales de Pékin et de Huê était mal vu de Paris. Son initiative d’armer les chinois avec des fusil Mauser, et ses relations avec le manufacturier prussien fit qu’il fut persona non grata.

La position centrale et l’étendue des responsabilités de Jean Léonce Hély d’Oissel était sans contrepouvoir. Le mécanisme décisionnel unique et la peur de manquer une opportunité suit le même schéma de ce qui sera dans les années 70 en France le scandale des avions renifleurs.

Le Yunnan représentait la terre propice à la confusion. En situation insurrectionnelle depuis 1856 avec la Révolte des Panthay, Le Yunnan fut la terre révolutionnaire des triades ; la Ko Lau Hoe mettra un de ses membre Tang Jiyao au poste de gouverneur.

Le jeu de la diplomatie anglaise, qui voulait détourner la France des Régions du Guanxi, de Canton et du Fujian, prévoyait un partage du Yunnan. Les Anglais usèrent de leur diplomatie au niveau régionale alors que les français avec une analyse paramétrique se sont obstinés à aller au Yunnan. 

Dès 1905, la Compagnie est déjà déficitaire, les frais généraux, et les dépenses non productives sont t’elles, qu’il n’y a plus de disponibilité au niveau de la trésorerie. La demande aux souscripteurs en 1907 équivaut au triple du capital d’action. La colonie Indochinoise doit se porter garant et doit elle-même faire les avances nécessaires en cas d’insuffisance à la Cie des Chemins de Fer. C’est pour éviter la ruine et le scandale que Banque et Administration coloniale traiteront avec la Ko Lau Hoe.

Et du trésor qu’en est-il exactement, à force de courir derrière des corbeaux de mauvais augure (l’Agayta 鴉訝擔) et d’atteindre la montagne des démons permanents (山鬼羅), la quête au-delà des illusions avait finalement atteint sa vérité. L’actif de Sơn Quỷ Là, se limitait à trois pièces de cuivre cérémonielles et 28 000 morts.

En 1896, dans Les origines de la question du Tonkin Jean Dupuis entrevoyait déjà la fin d’une rumeur qu’il avait colporté par amusement sans se douter du développement ; c’est sur ces mots que nous conclurons cet article.

« L’heure est donc venue de rétablir, sous son véritable jour, la genèse de cette question, qui si on ne l’éclairait, risquerait de tomber peu à peu dans le domaine de la légende, ainsi qu’il est arrivé pour d’autres questions, où la fable tient aujourd’hui plus de place que la réalité. »

Jean Dupuis

Archives, Rapports, Ouvrages :

Chemins de Fer Indochine et Yunnan :

  • Archives et correspondances de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Indochine et du Yunnan.
  • Conférence de garnison sur les moyens de communications employés au Tonkin depuis la conquête, leur évolution leurs transformations et l’extension de notre voie ferrée au-delà de la frontière chinoise, Cne Faucillers, Haiphong 1923.
  • Le Chemin de Fer du Fleuve Rouge et la pénétration française au Yunnan, Cne Ibos, Paris
  • Le Chemin de Fer du Yunnan, Société de Construction de Chemins de Fer Indochinois & Compagnie des Chemins de Fer de l’Indochine et du Yunnan, Avril 1910.

Cochinchine :

  • Histoire de la Cochinchine française des origines à 1883, P. Cultru, Paris 1910.

Commerce :

  • Paris 1906.
  • Bulletin Trimestriel de l’Union des Employés du Commerce de Commission et d’Exportation, Paris Janv-Fev-Mars 1901.

Conquête du Tonkin et Pavillons Noirs :

  • La Guerre Illustrée du Tonkin, Lucien Huard, Paris 1885.
  • Les Héros de la France et les Pavillons Noirs au Tonkin, Alfred Barbou, Paris 1884.
  • Les Origines de la question du Tonkin, Jean Dupuis, Paris 1896.
  • Imperial Bandits: Outlaws and Rebels in the China-Vietnam Borderlands, Bradley C. Davis, Southeast Asian Studies, University of Washington Press,
  • Voyage d’Exploration en Indochine, Cne de Frégate Doudart de Lagrée, Hachette Paris 1885.

Yunnan :

  • A travers le Yunnan et du Yunnan au Tonkin par le Kouei-Tchéou et le Kouang-si, Vicomte de Vaulserre, Paris 1901.
  • Au Yunnan et dans le massif du Kin-Ho, Docteur A.F Legendre, Paris 1913.
  • Bulletin de la Société de Géographie juillet-décembre 1877, Paris 1877.
  • Les Grandes Voies Commerciales du Tonkin et du Yunnan, Cne Devrez, Publication de la Revue du Cercle Militaire, Paris 1891.
  • Les ressources minières du Yunnan. Jacques Levainville 1921.
  • Note sur l’Expansion Anglaise au Yunnan, Librairie Militaire R. Chapelot, Paris 1901.

Société Secrète :

  • The Hung League, Gustave Schlegel, Banfield Gov Printer, Singapore 1886.
  • The Hung Society, W.G. Stirling, Baskerville Press, London 1925.

[1] La Cochinchine du traité de 1862 ne doit pas être comparé à ce qui sera plus tard la colonie française de Cochinchine.

[2]  En 1856 eu lieu la révolte des Hui, une des minorités musulmanes du Yunnan, la rumeur entretenue par les mandchou était que les Hui voulaient exploiter des mines d’or.    

[3] : l’orthographe des noms de provinces et des noms de cités n’est pas encore standardisé et ne se calque pas sur le mandarin. Ici le Yunnan est transformé dans un montage moitié mandarin moitié vietnamien.

[4] Thian-Nian : 天南 le ciel du sud, est l’une des hypothétiques appellations du Yunnan avant la conquête mongole de la Chine. Du fait que l’ensemble des langues du Yunnan ne sont pas

[5] Jean Dupuis (1829-1912) : explorateur, aventurier et commerçant.

[6] Louis Delaporte (1842-1925) : explorateur, expert en Art.

[7] Francis Garnier et Henri Rivière, périrent tous deux en combattant les Pavillons Noirs.

[8] Charles Boyer (1848-1916) Polytechnicien et Linguiste, c’est grâce à ses connaissances numismatique que fut mis un terme à la quête de Sơn Quỷ Là. Son frère Léon Boyer est également polytechnicien et ingénieur des ponts et chaussées. Léon Boyer meurt de la fièvre jaune lors de la construction du Canal de Panama.

[9] La Cie du Chemin de fer du Yunnan p.8

[10] Jean Léonce Fréderic Hély d’Oissel (1833-1920) Saint-cyrien, ancien conseiller d’État, ancien député de la Seine-et-Oise (1889-1893), Administrateur (1885), Vice-Président (1888), puis Président (1902-1914) de la Société Générale, Administrateur, puis Vice-Président des Chemins de fer de l’Ouest, administrateur (1894) de la Banque impériale royale privilégiée des Pays-Autrichiens, Administrateur (1895), puis Président (1902-1920) de la Banque de l’Indochine, président des Chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan (1901), de l’Est-Asiatique français (1902), Administrateur des Messageries maritimes (1904).

[11]  Source : L’Avenir du Tonkin 27 mai 1899.

[12] Ironie de l’Histoire, c’est sur ce même tronçon que rouleront des milliers de camions anglo-américains, pour ravitailler les armées nationalistes chinoises et les forces américaines du Général Stilwell au cours de la campagne Birmane de 1942-1943.

[13] Note sur l’Expansion Anglaise au Yunnan p.4

[14] Sinologue Suisse d’origine Néerlandaise. Note sur le symbolisme de la franc-maçonnerie chinoise Zurich 1861.

[15] L’Avenir du Tonkin du 23 septembre 1901.

[16] L’Avenir du Tonkin du 30 Octobre 1904.

[17] L’Avenir du Tonkin 2 Mars 1905.

[18] Au mois de Juin 1905, sur les 25 000 ouvriers prévus seul 1000 seront présents.

[19] La Société Générale finança la Ko Lau Hoe, voyant à terme le potentiel de son partenaire dans la Nouvelle Chine.

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